Péguy : Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril

« Et quand on voit l’arbre, quand vous regardez le chêne,
cette rude écorce du chêne treize et quatorze fois et dix-huit fois centenaire,
et qui sera centenaire et séculaire dans les siècles des siècles,
cette dure écorce rugueuse et ces branches qui sont comme un fouillis de bras énormes,
(un fouillis qui est un ordre),


et ces racines qui s’enfoncent et qui empoignent la terre comme un fouillis de jambes énormes,
(un fouillis qui est un ordre),
quand vous voyez tant de force et tant de rudesse
le petit bourgeon tendre ne paraît plus rien du tout.
C’est lui qui a l’air de parasiter l’arbre, de manger à la table de l’arbre.
Comme un gui, comme un champignon.
C’est lui qui a l’air de se nourrir de l’arbre
(et le paysan les appelle des gourmands),
c’est lui qui a l’air de s’appuyer sur l’arbre, de sortir de l’arbre,
de ne rien pouvoir être, de ne pas pouvoir exister sans l’arbre.
Et en effet aujourd’hui il sort de l’arbre,
à l’aisselle des branches, à l’aisselle des feuilles
et il ne peut plus exister sans l’arbre.
Il a l’air de venir de l’arbre, de dérober la nourriture de l’arbre.
Et pourtant c’est de lui que tout vient au contraire.
Sans un bourgeon qui est une fois venu, l’arbre ne serait pas.
Sans ces milliers de bourgeons,
qui viennent une fois au fin commencement d’avril
et peut-être dans les derniers jours de mars,
rien ne durerait, l’arbre ne durerait pas,
et ne tiendrait pas sa place d’arbre
(il faut que cette place soit tenue),
sans cette sève qui monte et pleure au mois de mai,
sans ces milliers de bourgeons qui pointent
tendrement à l’aisselle des dures branches.

Il faut que toute place soit tenue.
Toute vie vient de tendresse.
Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril,
et de cette sève qui pleure en mai,
et de la ouate et du coton de ce fin bourgeon blanc
qui est vêtu, qui est chaudement, qui est tendrement
protégé d’un flocon d’une toison d’une laine végétale,
d’une laine d’arbre.

bourgeons-sous-la-neige
« Toute vie vient de tendresse. Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril »

En ce flocon cotonneux est le secret de toute vie.
La rude écorce a l’air d’une cuirasse,
en comparaison de ce tendre bourgeon.
Mais la rude écorce n’est rien, que du bourgeon durci,
que du bourgeon vieilli.
Et c’est pour cela que le tendre bourgeon perce toujours,
jaillit toujours dessous la dure écorce.

L’homme de guerre le plus dur a été un tendre enfant nourri de lait;
et le plus rude martyr, le martyr le plus dur sur le chevalet,
le martyr à la plus rude écorce, à la plus rugueuse peau,
le martyr le plus dur à la serre et à l’onglet a été un tendre enfant laiteux.
Sans ce bourgeon, qui n’a l’air de rien, qui ne semble rien,
tout cela ne serait que du bois mort.

Et le bois mort sera jeté au feu.

Ce qui vous trompe, c’est que cette rude écorce vous écorche les mains;
et ni de l’épaule vous ne faites bouger le tronc d’un millième de millimètre,
ni du pied vous ne pouvez faire bouger une de ces grosses racines d’un millième de millimètre;
ni de la main une seule de ces grosses branches;
et c’est à peine si vous ébranleriez quelques-unes de ces petites branches,
et si vous les feriez balancer;
au lieu que le bourgeon ne résiste point sous le doigt
et d’un coup d’ongle le premier venu vous fait sauter un bourgeon
qui développé vous ferait une branche plus grosse que la cuisse.

Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder;
et de faire mourir que de faire naître;
et de donner la mort que de donner la vie;
et le bourgeon ne résiste point.
C’est qu’aussi il n’est point fait pour la résistance,
il n’est point chargé de résister.
C’est le tronc, et la branche, et cette maîtresse racine
qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister.
Et c’est la rude écorce qui est faite pour la rudesse
et qui est chargée d’être rude.

Mais le tendre bourgeon n’est fait que pour la naissance
et il n’est chargé que de faire naître.
(Et de faire durer).
(Et de se faire aimer).

Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril,
sans ces milliers, sans cet unique petit bourgeonnement de l’espérance,
qu’évidemment tout le monde peut casser, sans ce tendre bourgeon cotonneux,
que le premier venu peut faire sauter de l’ongle,
toute ma création ne serait que du bois mort.

Et le bois mort sera jeté au feu.
… « 

Charles Péguy, Le Mystère des Saints Innocents

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